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Monument politique
Poème performatif
Entrevue avec Félipe Goulet Letarte et Julie-Isabelle Laurin

Crédit photo: Jonathan Miron Roy

À mon arrivée sur la Place d’Armes du centre-ville de Tiohtià:ke/Montréal, je fais la découverte incongrue d’étoiles de Noël géantes au milieu desquelles le Monument-à-Maisonneuve tente de conserver sa prestance habituelle. Je ne peux m’empêcher de dénoter l’absurdité de la situation: deux artistes s’activant pour dénoncer le racisme inhérent à ce monument se voyant éclipsés par des décorations de Noël plus monumentales que le monument lui-même.



Je me place donc en bon observateur pour décrypter les actions qui se déroulent en m’efforçant à faire fi du décor festif inapproprié. Effectivement, pour le citoyen ordinaire, le Monument-à-Maisonneuve fait partie du décor, il est tout bonnement esthétique et normalisé. Laurin et Goulet-Letarte s'affairent pourtant à en révéler un contenu sous-jacent. Les deux artistes se tiennent face à face, séparés par une table sur laquelle est déposée une pile de feuilles blanches format lettre. Alors que Goulet-Letarte assis à cette table tamponne les feuilles une après l’autre du mot «éthique», Laurin en récupère les exemplaires qui n’ont pas été emportés par le vent. Impossible d’ignorer le costume beige de Laurin dont le chef est orné d’un chapeau de fourrure à panache de branches. Elle est vêtue d’une veste à épaulettes militaires dont une ancienne carte de Tiohtià:ke/Montréal a été cousue au dos. Sa jupe est décorée d’une queue de castor à l’arrière et devant, vis-à-vis l’entrejambe, est cousue une touffe de fourrure rousse. Elle porte des mocassins et un sac double à la taille dans lequel elle plonge régulièrement la main pour y tremper lesdites feuilles dans la colle, qu’elle s’applique ensuite sur le visage et les vêtements.

Goulet-Letarte ne déroge pas, son tampon fait des aller-retour entre l’encrier et la feuille. Cette mise en scène semble attirer les passants qui les interrogent sur leur présence; «Nous souhaitons attirer l'attention sur ce monument colonialiste qui obscurcit toute vérité historique possible. Nous demandons aux trois paliers de gouvernement de lancer un appel de proposition aux artistes autochtones comportant un budget substantiel afin qu’ils réinterprètent ce monument violent et insultant envers eux». Le seul public stable est formé de 2 policiers.

Après une heure, le questionnement éthique de Goulet-Letarte a envahi la place d’Armes et Laurin s’est complètement immobilisée. Le visage masqué de cette pâte blanche, elle fait statue.

« Le visage masqué de cette pâte blanche, elle fait statue. »

Je les rejoins lorsque je sens que la performance est terminée et j’en profite pour les interroger.

M.B.A.C: Expliquez-moi la genèse de cette idée, pourquoi avoir choisi ces actions ici ?

J.-I.-L.: Pour ma part, j’avais entamé un questionnement sur la construction identitaire et historique du territoire de Tiohtià:ke/Montréal, avec un intérêt particulier pour l’histoire du commerce des marchandises. Lors de mes recherches, j'ai été marquée par l’importance des échanges entre les peuples autochtones et les colons français dans le développement des routes de commerce qui ont transformé le visage du territoire et ont façonné notre mode de vie actuel. Cependant, lors de mon exploration aux abords du lieu historique officiel du canal Lachine administré par Parc Canada1, j’étais très choquée par la quasi-absence de figures historiques autochtones dans le récit raconté dans l’espace public. Le rôle des protagonistes autochtones était même rabaissé au rang de « pourvoyeurs de fourrure », ce qui est extrêmement réducteur et insultant. J’ai donc pris conscience à ce moment de l'effacement de l’histoire des Premières Nations, Inuits et Métis dans la mémoire collective, incluant la mienne et que cet effacement m’aliénait d’une partie de mon identité. Je considère que le Monument-à-Maisonneuve de la Place d’Armes est une icône du mythe de la fondation de Tiohtià:ke/Montréal, perpétrant cette aliénation historique alors que la seule figure autochtone du monument est un Iroquois anonyme, dont la présence est pour rappeler son assassinat.

F. G.-L.: Cela fait 10 ans que je croise cette statue, la violence de celle-ci me frappe à chaque fois. C’est le dégoût qu’elle m’inspire qui me pousse d’abord et avant tout à vouloir interagir avec elle. Les actions en tant que telles proviennent de conversations avec Julie-Isabelle. Je tamponne le mot éthique depuis plusieurs années, je crois qu'il était temps de contextualiser l’action.

« Cela fait 10 ans que je croise cette statue, la violence de celle-ci me frappe à chaque fois. C’est le dégoût qu’elle m’inspire qui me pousse d’abord et avant tout à vouloir interagir avec elle. »

M.B.A.C: Que répondriez-vous aux critiques affirmant que vous devriez plutôt créer des liens avec les communautés, tenter de contacter, supporter, aider des ressources dirigées par des membres des Premières Nations, Inuit, Métis plutôt que de parler en leur nom?

J.-I. L.: Je pense que l’un n’empêche pas l’autre. Nous sommes à un moment où le débat sur l’existence du racisme systémique bat son plein, nous souhaitons attirer l’attention sur celui qui est perpétré par les monuments historiques et les manuels d’histoire, des outils qui pourraient jouer un rôle considérable dans l'éducation populaire, mais qui proposent plutôt un nationalisme français blanc. Ayant reçu cette même éducation, j’assume ma propre ignorance de l'histoire et je souhaite la transformer en dialogue, un dialogue avec les instances politiques, avec des citoyens et avec des personnes qui se penchent sur ces questions. Ce projet nous pousse à nous mettre en action et à construire à partir de notre expérience sur le terrain.

F. G.-L.: L’idée pour moi est précisément de ne pas parler en leur nom, mais de parler en mon nom ; c'est-à-dire, en tant que Canadien français. Ce monument s’adresse à moi et c'est dans ce sens que je veux et que je peux affirmer que je ne suis pas d’accord avec le métarécit qu’il propose. Est-ce que la responsabilité de dénoncer les violences systémiques repose seulement sur les victimes de ces violences? Peut-on agir au nom de quelque chose d'au-dessus de nous (un troisième) comme la justice, l’égalité ou l’éthique?

Il s'agit pour moi d’une position intellectuelle ayant comme point de départ une émotion négative, le dégoût.

Aussi je dois avouer que je suis fatigué du discours de réconciliation. Peut-on parler de rétribution, Hydro Cris? Ça fait combien de temps que les communautés des Premières Nations demandent le contrôle sur leur territoire? Qu'elles demandent les ressources nécessaires pour être autonomes. Il me semble qu’il est évident que toute réconciliation ne peut pas arriver sans rétribution. Combien leur devons-nous pour avoir volé leurs territoires et tenter d’annihiler leurs cultures?

Enfin, il est important de spécifier que nous ne sommes pas des travailleurs communautaires, pas des militants ni des historiens. Nous sommes des artistes alors il est normal que nous réagissions avec le médium et le langage qui est le nôtre.

M.B.A.C: Mme. Laurin, on ne peut pas passer à côté de votre costume, quel sens fait-il dans cette performance?

J.-I. L.: Je ne suis pas sûre de pouvoir lui donner une seule signification, car il m’a suivi dans plusieurs performances, c’est un costume existentiel. Il porte des identités multiples, puisqu’il a été modifié de manière collective et qu’il fait référence à différentes figures historiques présentes dans le récit de la fondation de Tiohtià:ke/Montréal. Je ne peux évacuer que dans ce contexte-ci, le beige peut faire référence à l’assimilation, à une volonté historique de créer une seule identité canadienne, quitte à faire disparaître des langues et des cultures entières. Il est donc certain que ce costume me provoque un malaise, d’autant plus qu’il met en relief la couleur de ma peau et mes privilèges. Il est tout sauf confortable. De plus, il rappelle d’une manière ironique les costumes des statues qui évoquent l’histoire de ce pays. Lors de notre performance, je tentais de camoufler en vain la beigitude des vêtements et de ma peau à l’aide des pages blanches tamponnées par Félipe. Nous formions un monument performatif, c’est-à-dire un monument éphémère et vivant qui apporte un contre-récit dans l’espace public.

M.B.A.C: Avez-vous eu une réponse de la part des différentes instances contactées?

J.-I. L.: Nous avons contacté plusieurs journalistes ainsi que des représentant.e.s des trois paliers de gouvernement en espérant que cela pourrait attirer l’attention sur le monument problématique et éventuellement permettre d’accéder à notre demande. Un représentant du bureau de la mairesse de la ville de Tiohtià:ke/Montréal nous a répondu lorsque nous avons lancé notre pétition suite à notre première action. Ce message affirmait que la Ville avait déjà amorcé une réflexion quant au rôle de mémoire collective des monuments et des statues, et qu’un cadre de reconnaissance/commémoration prenant en compte les divers points de vue — dont le nôtre — qui ont jalonné notre histoire, était en voie de réalisation afin de favoriser la commémoration de valeurs plus universelles. Finalement, la ville souhaitait mentionner qu'il était de sa responsabilité comme administration publique de prendre soin de tous les éléments constitutifs de sa collection d'art, par égard pour les artistes qui les ont créés. Cet égard était dur à percevoir parmi les immenses décorations entourant le monument ce jour-là.

M.B.A.C: Qu’avez-vous répondu?

« Lorsqu’on regarde ce qui s’est fait dans le monde, le contre-monument apparaît comme une forme de commémoration de pans moins glorieux de l’histoire, il permet d’ajouter des éléments plutôt que d'annihiler ceux préexistants, en contextualisant l’histoire et en permettant un réel dialogue entre les époques et les cultures. »

F. G.-L.: Nous avons répondu que leur sensibilité envers l'œuvre de Louis-Philippe Hébert, auteur du Monument-à-Maisonneuve, ne les empêchait pas de lancer un appel de proposition aux membres des Premières Nations, Métis et Inuit pour le réinterpréter. Lorsqu’on regarde ce qui s’est fait dans le monde, le contre-monument apparaît comme une forme de commémoration de pans moins glorieux de l’histoire, il permet d’ajouter des éléments plutôt que d'annihiler ceux préexistants, en contextualisant l’histoire et en permettant un réel dialogue entre les époques et les cultures. Cependant, nous avons bien mis en évidence que c'était aux individus visés par cette violence systémique de décider comment rebalancer le mythe de la fondation de Tiohtià:ke/Montréal, d'où notre demande de leur donner cette opportunité plutôt que de décider pour eux de la forme que cette commémoration doit prendre, même si cela implique de retirer la statue de Maisonneuve.

 

1 Voir le projet Monument performatif présenté au centre de création multidisciplinaire DARE-DARE.

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